Le son et le sens

Pendant longtemps on a ramené les discussions sur l’écriture à la lutte entre deux tendances, deux écoles, deux principes : l’écriture phonologique (“phonétique”) et l’écriture étymologique. Louis-Jean Calvet, par exemple, écrit :

« La planification linguistique passe d’abord par une description précise de la langue, puis par une réflexion sur ce qu’on attend d’un système d’écriture. Faut-il par exemple choisir une orthographe de type phonologique, dans laquelle à chaque phonème correspond un graphème, ou si l’on préfère à chaque son une lettre ? Faut-il au contraire choisir une orthographe de type étymologique dans laquelle la forme générale d’un mot nous apportera de l’information sur son histoire et sur la famille dans laquelle il s’insère. Dans le premier cas on écrira en français tã pour temps, taon, ou tant, dans le second cas on fera remarquer que la graphie temps, même s’il utilise des lettres apparemment inutiles, présente l’avantage de renvoyer à la fois au latin tempus et aux mots temporaire et temporiser… »

C’est encore le stade actuel de nos discussions sur l’écriture du créole réunionnais où la bataille, largement idéologique, entre les deux tendances fait souvent rage.

Aujourd’hui, les choses devraient être présentées différemment :

« Les analyses linguistiques les plus récentes préfèrent désormais considérer les orthographes comme le résultat d’un compromis entre deux principes. L’un dit phonographique (…) repose sur la représentation d’unités linguistiques dépourvues de sens (…) L’autre dit sémiographique, permet de générer l’ensemble des unités graphiques significatives. »

En d’autres termes, et pour ramener au créole réunionnais : Un compromis doit exister entre le fait de noter les phonèmes (les “sons”) et celui de noter le sens. Pour que notre écriture soit fonctionnelle l’un ne peut pas aller sans l’autre. Les écritures francisées et les écritures “phonétiques” respectent-elles le compromis entre ces deux principes ?
Pour plus d’informations,
cliquez sur les liens suivants :

Jean-Pierre Jaffré :
Les orthographes entre phonographie et sémiographie

Michel Fayol :
Transcrire une langue :
la question du choix d’un système orthographique.
Éléments pour une réflexion

Axel Gauvin :
Sémiographie et antisémiographie
dans les écritures phonologiques du créole réunionnais.

Citations; Nina Catach, Marie-Christine Hazaël-Massieux, Alain Bentolila

L’impossibilité de toujours écrire le son

L’impossibilité de toujours écrire le son
Ecrire le son, écrire le sens
Nina Catach : L’orthographe en débat

« Le système graphique […] c’est un premier niveau phonographique, et ensuite un niveau morphémique et sémantique ».

« Pour une littérature écrite, c’est tout autre chose (lisez à ce sujet les plaintes, à mon avis justifiées, de l’écrivain J. Metellus à propos de sa langue créole, transcrite dans une écriture qui suit de trop près la langue parlée). […] quand les besoins oraux et écrits, les langages (y compris informatiques) sont aussi divers, ont tant de registres différents, d’implications de tous ordres, je dis : c’est insuffisant. »

«Les théories concernant l’écrit ont elles-mêmes beaucoup changé : plus on étudie sa structure et son rôle, plus on reconnaît ce qu’il a de spécifique. Il n’est pas né de l’oral, il ne dépend pas vraiment de lui, il parvient à l’esprit par des voies qui lui sont propres.

« La sémiographie résulte rarement d’une réanalyse pure et simple de la phonographie. D’autres processus sont concernés, qui vont de la neutralisation de traits phonétiques à la prise en compte de facteurs non phonographiques. »

« Tout se passe comme si les besoins de la sémiographie excédaient les offres de la phonographie. Tout au long de son histoire, une écriture doit trouver des solutions hors de la phonographie, en remotivant parfois des faits étymologiques. C’est le cas des homophones hétérographes ou des morphogrammes, en français, japonais ou chinois, pour ne prendre que ces exemples. »
Alain Bentolila :
De l’illettrisme en général et de l’école en particulier

« Le but de l’apprentissage de la lecture est de permettre à l’élève d’abandonner le passage par les sons en se constituant progressivement un dictionnaire mental dans lequel la forme orthographique de chaque mot sera directement reliée au sens qui lui correspond. »
Marie-Christine Hazaël-Massieux :
Écrire en créole

« On peut même penser que, plus une langue est strictement fidèle à son modèle oral, moins elle a de chances d’être fonctionnelle et efficace à l’écrit, et donc moins elle a de chances de servir effectivement. »

«La recherche d’une orthographe strictement phonologique entraîne une disparition quasi totale de la redondance (répétition de l’information) et donc ralentit considérablement la lecture ».

« Une représentation strictement phonétique nie la notion de système en négligeant familles de mots, paradigmes morphologiques, etc. »

« Une langue notée selon des principes strictement phonétiques est aussi une langue à laquelle on refuse bien des possibilités de jeux de mots ou de « double sens » : c’est parce qu’il y a un décalage entre représentation graphique et prononciation que sont possibles bon nombre d’effets de sens. Pourquoi les seuls créoles seraient-ils écartés de tels effets littéraires ? »

« En-dehors d’un alphabet phonétique il n’y a aucune raison de viser strictement l’équivalence « un son = un signe ».

« On peut évoquer ici en français le rôle de certaines graphies qui peuvent sembler compliquées, mais qui permettent une lecture globale rapide en facilitant l’identification : « point », « poing » ; « vert »,

« verre », « ver » […]

« La présence de formes homographes en nombre raisonnable [est] tout aussi normale dans une langue. La lecture n’est vraiment gênée et ralentie qu’en cas d’homographes trop nombreux. »

« Il est souhaitable chaque fois que c’est possible de marquer dans la graphie l’appartenance à une même famille de mots ».